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I comme

De l'amour au papier-cul en passant par le néo-libéralisme

3 Novembre 2014 , Rédigé par T.B. Publié dans #Poèmes

"Je crois bien, mon cher, que tout est occupé à foutre le camp.
Sisi, je suis formel : les signes sont clairs. Aucune discussion n’est tolérable, le doute est banni.
Il n’est pas nécessaire, mon cher, comme vous le dites, de recourir à la course inversée des fleuves ni aux amers cavaliers de la prétendue des fins des temps.
Non, aucun mystère : ce qui se produit, je vous le vais dire :

Autrefois, nous naquîmes. Aujourd’hui nous sommes. Autrefois nous jouions, aujourd’hui nous préférons devenir. En ce temps-là nos rires s’arrêtaient moins vite et nos pleurs venaient plus souvent. La nature, qui nous émerveillait alors ne nous est plus qu’ennui. La pluie ralentit la voiture, la neige salit les bas de pantalons, le soleil brûle. Le vent n’est plus bon qu’à décoiffer. Il nous faut désormais partir très loin pour savourer la vie : le quotidien n’est plus qu’une épine dans le pied, il faut se l’ôter, jour après jour. On en vient à ne même plus savoir pourquoi on fait l’amour : par habitude semble-t-il.

Tout fout le camp.

La tendresse est impuissante à racheter ce que l’amour n’a pu accomplir. Toute la tendresse du monde ne suffit pas. Nos cœurs sont pleins de ce sentiment désespéré. La tendresse est grandiose attachement mais elle n’est jamais qu’attachement, là où l’amour est coupeur de liens, violent, brusque, radical.

Le coup de foudre n’est pas sans rappeler les pulsions de l’autre Zeus, ce phallus monumental de la mythologie. La passion est celle du Christ autant que de Juliette. Il manque un reste de démesure à cette époque qui calcule tout. Nous avons besoin de l’amour pour rompre le pain du quotidien douillet et carnivore.

Malheureusement, il a foutu le camp.

Les journées s’épuisent en de vaines convulsions. Comme un soldat qui s’acharnerait sur des cadavres. La mort est réduite à son minimum vital grâce à la sécurité sociale, alors au lieu de s’occuper de son cœur, on se préoccupe de son cul : est-il bien assis ? et confortablement ? Est-il mieux soigné que le cul du voisin ? Sa fesse est-elle plus ronde, son galbe plus parfait, sa peau mieux entretenue ? Les conflits, on les a oubliés, depuis le temps. La guerre, c’est un vieux souvenir qu’on agite aux commémorations, qu’on entretient comme un culte. La guerre, la vraie, celle qui découpe et qui viole, celle qui est chaude de sang, on l’a laissée partir de l’autre côté des océans.

La guerre aussi a foutu le camp.

Ma jeunesse, l’amour, la guerre, tout qui se barre j’te dis. La colombe enfermée dans sa cage. La société se délite. Ça sent la fin de règne. J’en serais ravi si à un règne ne succédait pas toujours un autre règne. Oui, c’est l’histoire qui me l’a dit. Elle m’a aussi signalé en passant, que le progrès je pouvais me le carrer au foutre, parce que ça n’existe pas. On sait toujours ce qu’on quitte, jamais ce qu’on trouvera.

Les conneries sur le « bon vieux temps », j’y ai jamais adhéré. J’aime pas ça. Chaque son époque, l’éternité ne distribue pas de médailles. Toutefois, l’époque actuelle, je la pige pas. Avant, on avait des excuses, la science, les idées, les informations elles étaient celées dans les mains d’une caste. Aujourd’hui, elles sont là, disponibles ; évidemment, il faut tendre le bras pour les saisir, parce qu’elles sont masquées derrière la télévision et la crétinisation de masse. Certes, il y a le privilège culturel, l’accessibilité de la forme scientifique, moultes obstacles, je n’en disconviens pas. Mais elles sont là, les informations, bordel de couille !

La vérité, c’est qu’on est corrompus. Rompus au confort, déjà. Notre conscience bradée ensuite. La morale aux chiottes. C’est la qualité du papier-cul qu’on s’achète – le nombre de couches, le velouté, l’arôme d’eucalyptus – qui fait la respectabilité sociale.

L’honnêteté a foutu le camp. Il en reste quelques traces, mais pour combien de temps encore ? La perspective ? Elle est moche, parce que pour la première fois de l’histoire de l’homme, les pouvoirs auront bientôt les outils absolus pour empêcher les gens de penser.

Ahah, oui, tout se barre.

Façon de parler. Une couche en remplace une autre : la logique profonde se maintient. Ce n’est que notre corps qui se délabre et le monde social qui change de visage. Il y a ceux qui font la fête et ceux qui trinquent : je veux dire ceux qui prennent les coups en pleine gueule ou dans les testicules. « On va encore un peu se tuer, se couper les couilles et se torturer un brin. » disait le sage Veillard. Et aussi : « Il y a toujours eu la guerre. Mais on s’habitude vite à la paix. Alors on croit que c’est normal. Non, ce qui est normal c’est la guerre. »[1]

Les mêmes reprendront les mêmes rôles, avec seulement quelques variations d’apparat.

Et tout fout le camp.

Merci frères rouges qui furent le balancier de la justice sociale. Comme le pendule équilibre l’horloge et lui donne la mesure égale, les gauchistes en tout genre, parvenus au pouvoir ou non, semèrent de leurs luttes les germes de la sécurité sociale et de l’emploi, de la solidarité d’état de la redistribution des richesses. Maintenant que vous aussi avez foutu le camp, il ne reste aux oiseaux de proie qu’à mettre en pièces ce que vous aviez mis en place. On crache sur votre idéologie, on dit que l’utopie est inutile, que l’égalité est illusoire, que les différences sont naturelles, que la satisfaction du dieu vorace du néolibéralisme passe avant tout - surtout avant nous. Les idées ne font plus le poids face aux chiffres, les analyses ont été réduites à l’état de curiosité par les slogans, la démocratie n’est plus qu’une illusion qu’on agite aux jours de fête nationale ou électorales.

L’idéologie, monsieur, ça n’existe plus ! C’est dépassé.

Et que tout se dissolve dans l’océan des temps ! "

 

[1] Albert Camus, Le premier homme

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