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De Architektura (I) L'architecture au service de la révolution

4 Mars 2015 , Rédigé par T.B. Publié dans #De rebus publicis

 

L’architecture au service de la révolution

 

Ces modestes pages me verront traiter bien mal le terme architecture ; en effet je l’utiliserai de manière indifférenciée pour parler tour-à-tour de l’architecture qui est réalisée autant que de celle qui reste en puissance, de l’art de la courbe autant que celui d’organiser un logement, de l’urbanisme et de la géographie urbaine. Ce qui m’intéresse dans ce fatras, ce sont les lignes intellectuelles plutôt que les matérielles, les paradigmes qui président aux réalisations, les structures mais aussi la fonction qu’elles occupent dans la société, bref leur dimension sociale. Toutes ces raisons vont me pousser à considérer l’architecture comme une sempiternelle négociation, consciente ou non, entre les rêves de l’architecte et les désirs de l’usager.

En chaque lieu, ce que font les usagers (qui peuvent être de simples passants) entre en résonance ou s’écarte de la panoplie d’usages prévus par l’architecte[1]. Ainsi la volonté de ce dernier peut être contrariée voire subvertie (je pense aux collocations qui vont à rebours de la vieille idée du logement adapté à la vie familiale, condensée dans un espace isolé des autres). Toutefois il serait naïf de croire que le libre arbitre peut disposer à sa guise des contraintes architecturales et inventer en totalité et en permanence les espaces qu’il désire. Car pour s’approprier, et a fortiori pour détourner, il faut comprendre. Or le langage architectural est un discours qui n’est pas à la portée de tout un chacun, loin s’en faut, principalement du fait qu’il reste majoritairement implicite. Il se déguise dans les courbes des bâtiments et dans l’enchainement des pièces comme dans le rythme des espaces ouverts qui scandent la ville, dans la position marginale du trottoir et la durée relative des feux pour piétons et voitures. À quoi il faut ajouter que ce discours s’est construit sous le sceau de l’évidence à tel point qu’il n’est même plus perçu pour ce qu’il est : un discours, c’est-à-dire un objet potentiel de débats, d’objections voire d’objecteurs de conscience. Non, l’histoire a mué ce que certaine humanité avait construit, avec son cortège de contingent et d’arbitraire, en nature. Étant donné que l’on ne peut extrapoler qu’à partir de ce qu’on connait, qui a toujours vécu dans un univers uniformément bâti aura tendance à croire que cette structure existe depuis l’aube de l’humanité, qu’elle est naturelle, et pensera la succession des pièces dans son appartement comme celle des saisons : immuable. L’art du logement est figé depuis si longtemps qu’on s’imagine mal vivre dans des espaces construits autrement (division des pièces, des lieux de vie et d’intimité, rapport à l’extérieur, taille et modularité des pièces…) et la patine du temps a gommé les lézardes sur des façades où la critique ne trouve plus de prises.

L’héritage de l’histoire se tapit dans l’inconscient, et l’architecture en est un à part entière de ce fait qu'elle reste un discours quotidien, permanent et pourtant largement méconnu de la plupart des usagers. En effet, on ne peut dialoguer qu’avec ce que l’on comprend et nombreux sont ceux qui, du fait d’un déficit culturel, n’y entravent rien. Les clés de compréhension existent pourtant, elles sont exposées dans les vitrines des musées, dans les amphithéâtres des écoles d’archi et de socio, dans d’immenses livres, tous parfaitement inaccessibles aux non-initiés (comprenez : les classes populaires). Parce que l’architecture semble être dans la rue, on omet – quand on n’oublie pas – son caractère profondément construit, historique, sa réalité de musée, et je le répète plus clairement : l’architecture est le privilège, la chasse gardée de quelques-uns là où elle devrait être l’apanage de tous et la prérogative d’aucuns. On ne peut comprendre la manière dont des êtres à peu près aussi humains que nous s’accommodent de jougs tels que les cages à poule ou du suréclairage nocturne que parce que ceux-ci sont méconnus en tant que problèmes et partant, en tant qu’objets de revendication : ils sont rares à parler de pollution lumineuse !

Tant que cette égalité culturelle ne sera pas réalisée, l’architecture restera l’arme symbolique d’une élite, au service de la légitimation de la hiérarchie sociale. Produit culturel parmi d’autres, le patrimoine architectural est un arbitraire parmi d’autres. Je reformule : le patrimoine, c’est l’élection truquée de lignes légitimes et, à plus long terme, la pétrification de l’ordre social. Car que conserve-t-on sinon de l’architecture sacrée, c’est-à-dire apologétique : celle des églises et des couvents, celle des musées, celle des édifices du pouvoir, celle des grandes places dominées par des statues équestres. Aussi  conserver ce type de patrimoine, c’est maintenir l’écart, garder à distance ; qui ? Les classes populaires et moyennes, celles qui subissent les discours architecturaux faute d’en maitriser les codes. En effet, il existe des bâtiments d’autorité qui fonctionnement exactement comme les arguments éponymes ; il est évident que le personnage important, derrière son immense bureau sis au dernier étage de sa tour, dispose d’une architecture de prestige qui renforce son autorité, vis-à-vis de ses employés comme des journalistes, comme des simples passants qui déambulent au pied de sa tour immense ou la voient de loin.

Tant que les députés occuperont les vastes monuments qui sont le collier de perles de la puissance bourgeoise ou aristocrate et tant que les pauvres en seront tenus à l’écart à renfort de loyers impayables, aucun pouvoir ne se rapprochera de la justice sociale. Le prestige de l’édifice tout en colonnades dorures et moulures au plafond – et symétriques encore – entre en résonance avec le prestige de la langue légitime (celle des beaux discours) et tous deux paraissent la rançon du mérite là même où ils ne sont jamais qu’un privilège inégalement distribué et jalousement gardé. Tant que le député prononcera ses discours dans des palais rutilants et l’ouvrier se gueulantes dans la rue, il y aura peu d’espoir pour les fidèles de l’égalité tant l’autorité de l’écrin contribue à celle de la parole. Voici comment l’architecture du grandiose, de la puissance symbolique fonctionne comme une sociodicée et légitime les hiérarchies sociales, dont la vigueur ne pourrait autrement que surprendre dans une société qui se prétend démocratique.

En outre, l’architecture fonctionne comme un moule à rapports sociaux. Quand il invente un espace, l’architecte décide en grande partie de l’usage qu’en feront les usagers : il peut décider où les habitants d’une cité-jardin se rencontrent (dans le couloir, dans le parc, dans le patio) et même s’ils se rencontrent, il peut orienter le regard, forcer des déplacements, etc. Il est d’autres aspects, plus globaux, qui échappent à la volonté de l’architecte ou même de tous les architectes mais qui n’en produisent pas moins des effets importants auxquels l’architecture, elle, est mêlée : je pense notamment à la division sociale des quartiers (populaires/bourgeois), marquée à l’évidence par la taille des habitations, la présence de logements sociaux, la largeur des rues, leur propreté, la présence de végétation, etc. Je pense aussi à la structure et à la rareté (organisée ou non) des lieux de rassemblement.

Ainsi qui voudra modifier la structure des rapports sociaux au sein de la société (n’est-ce pas le projet de tout révolutionnaire?) devra inévitablement s’occuper des structures urbaines et architecturales. Ce n’est pas un hasard si dans la jeune URSS, il y eut tant d’innovations architecturales jusqu’à ce que le régime, ayant muté, ne se rende compte du danger et fasse cesser ce scandale. Il est sidérant de voir combien  cette dimension semble aujourd’hui désinvestie de toute revendication politique et combien peu de polémiques soulève la confiscation par le pouvoir (politique autant qu’économique) de certain patrimoine immobilier (ou par l’élite économique au moyen de l’héritage, c’est-à-dire à rebours de la justice sociale) ainsi que des capacités de construction. Si l’on ne s’inquiète que fort peu, depuis 1968, du monopole exercé sur les destinées architecturales de nos villes, que dire alors de l’organisation traditionnelle des logements, de l’arrogance des boulevards, des centres commerciaux pharaoniques, des rues insalubres, des recoins de gare où dorment les clochards, de la place marginale réservée à la nature et de l’idéologie des parcs publics avec leurs sentiers bien délimités, leurs bancs bien rangés, leurs arbres bien étiquetés, les « Défense de … » et les immenses grilles qui les ceignent la nuit ? Et je n’irai pas jusqu’à me plaindre de ce soleil qu’on ne voit jamais se lever ni se coucher qu’à la télévision dans ces cages à poule empilées jusqu’aux premiers nuages, confisqué qu’il est par la skyline. Et je me retiendrai d’insulter l’architecture de fille de joie de la propriété privée en contemplant tout cet attirail de murs, grilles, barbelés, portes à verrou, caméras de surveillance.

En vérité, les pratiques semblent aussi peu ambitieuses que les discours. La ville est pauvre d’audaces et les quelques rares qui s’y épanouissent sont souvent de ces étrons prétentieux et mégalos dont l’unique objectif est de permettre à leurs commanditaires d’écraser l’humain par des démonstrations de puissance symbolique. Ce n’est pas un hasard si toute la novation architecturale (comme jadis la grande architecture) se déploie en des espaces exceptionnels (musées, palais, centres commerciaux) alors même que ses efforts devraient être mobilisés en vue de réinventer les espaces les plus banaux : ceux de la vie courante et non ceux du tourisme. L’architecture est cantonnée à un rôle de vitrine et semble avoir oublié jusqu’au goût de ses possibilités de trampoline.

C’est aujourd’hui dans des espaces virtuels, tels la bande dessinée, la science-fiction, le dessin animé ou le jeu vidéo, que l’on trouve le toupet des révolutionnaires : des sociétés entières de papier ou de pixel sont imaginées et représentées avec leurs structures sociales et architecturales. Cette effervescence d’ailleurs potentiels est désormais le centre névralgique des constructions utopiques ; dans ces espaces sans matérialité se développent les sociétés potentielles, elles aussi dépourvues de matérialité mais pas inutiles pour autant car elles forment l’immense bibliothèque de possibles où l’architecte révolutionnaire puisera demain.

L’architecture façonnant la structure de l’univers urbain et partant, des rapports sociaux de ses membres, est aujourd’hui plus que jamais, en raison de l’exode rural et de l’hyperconnectivité, au cœur de tout questionnement réformiste ou révolutionnaire. Je crois devoir dire l’urgence de s’en (ré)emparer et formuler ainsi l’objectif d’une réflexion architecturale démocrate et libertaire : rendre l’architecture et l’urbanisme à l’imagination de tous, de chacun, afin de briser tous les monopoles.

 

 

Les lectures qui ont nourri cet article :

  • Noam Chomsky, Hidden Power and Built Form: The Politics Behind the Architecture (disponible en ligne : http://www.chomsky.info/articles/20131001.htm), 2013 ; sur la construction des banlieues américaines et la frontière avec le Mexique.
  • Anatole Kopp, Architecture et vie sociale : actualité des années 20, paru chez 10/18 dans le volume Esthétique et Marxisme (1974), 1969 ; sur les innovations des architectes soviétiques et l’enchevêtrement entre les questions architecturale et sociale.
  • Jens Malling, Des monuments de l’avant-garde soviétique glissent dans l’oubli, paru au Monde diplomatique, mars 2014 ; sur les innovations des architectes soviétiques.
  • Pierre Bourdieu, La domination masculine, paru au Seuil, 1998 ; sur les structures sociales inconscientes et la division sexuelle de l’espace.

 

 


[1] Un architecte de mes amis m’a reproché cette simplification abusive et erronée, me disant que le temps, les politiques, les populations façonnaient la ville autant, si pas plus que les agences d’architectes et que j’avais substitué une volonté unique, celle de l’Architecte – qui n’existe pas ou plus – à un faisceau extrêmement large de facteurs. Ce qui semble fort juste. Je lui ai néanmoins répondu que les architectes devaient tous être les mêmes, puisque nourris à la même école, bercés des mêmes idées à la mode, des mêmes conceptions idéologiques, des mêmes présupposés, de la même idée de l’esthétique, etc. Ce qui n’a pas semblé le convaincre, il existe des cultures architecturales très diverses m’a-t-il assuré : la japonaise n’est ni la française ni l’américaine et réciproquement.

Je suis tout prêt à le croire, mais mon propos n’est pas celui d’un spécialiste et mon point de vue est externe : c’est pourquoi j’ai cru bon de faire l’économie d’un certain nombre de développements, sans doute à tort. Alors je précise : j’entends par « l’architecte », le processus de construction des projets. Il me semble que celui-ci doit obéir à un certain nombre de règles, pour certaines inconscientes ou intériorisées (l’habitus des individus impliqués dans le processus ; cf De Skuola (III) Hiatus d’habitus), pour d’autres, structurelles (l’attribution des marchés publics, la division du travail entre architectes, ingénieurs, ouvriers) ou relatives à la position dans le champ architectural de ceux qui les tiennent (selon qu’ils sont établis ou marginaux dans la profession). Je suppose aussi que les positions dans le champ de l’architecture (= production de projets) sont homologues aux positions sociales dans la société de classes et le marché capitaliste étant globalisé, que leur structure est semblable dans une majorité de pays et partant, qu’elles ne se dissolvent pas dans le relativisme culturel. Pour le dire autrement : les intérêts des architectes dominants sont probablement semblables à celui des groupes dominants de l’espace social (situation similaire à celle que l’on observe dans le champ journalistique).

En outre, je ne doute pas que les discours et les recherches que j’appelle de mes vœux, ce que je nomme – non sans ironie – l’« architecture révolutionnaire » existent et soient produits tous les jours. Ce que j’essaye de dénoncer, voire de déconstruire, ce sont certains fondements du discours architectural dominant, celui qui a pignon sur rue et que je rencontre en permanence quand je me balade à travers la ville.

 

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