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Savez-vous votre grammaire et la bien employer?

13 Mai 2016 , Rédigé par T.B. Publié dans #De rebus publicis

Il est une question que chaque enseignant de français (ce n’est bien entendu pas une chasse gardée) devrait se poser mais dont, malheureusement, la solution est inaccessible à l’introspection : l’apprentissage scolaire de la grammaire scolaire[1] permet-il réellement d’améliorer la maitrise de la langue (H?) ? À l’évidence, il semble y avoir une relation causale puisque la plupart des personnes que nous côtoyons et qui se débrouillent en ce domaine ont suivi ce genre d’apprentissage. Il n’est guère sorcier d’observer une corrélation entre la possession de titres scolaires et la capacité à s’exprimer selon les règles[2], bien que le recouvrement ne soit pas parfait (certains responsables politiques ou économiques se distinguent par leurs propos orduriers là où certains exclus du système scolaire deviennent poètes). D’autre part, on voit mal comment l’enseignement de règles présidant à la formation d’énoncés valides en français pourrait ne pas contribuer à améliorer la capacité d’un quidam à produire des énoncés valides. La question serait bien vite liquidée si l’introspection pouvait nous en fournir la preuve définitive, mais c’est là qu’est le hic : en effet, aucun de nous ne peut remonter suffisamment loin dans sa mémoire avec un degré satisfaisant de précision pour tenter de comprendre comment s’est construire sa capacité à communiquer correctement (en respectant les règles) et dans quelle mesure la définition scolaire de principes explicatifs y a contribué. La construction intellectuelle de nos semblables étant plongée dans pareil brouillard étant donné que ce qui se passe dans la tête des élèves reste largement hors de portée de la science, valider pareille corrélation (H) reviendrait donc à poser un acte de foi tant les exemples illustrant la complexité des phénomènes sociaux pullulent[3]. Personnellement, n’étant pas paranoïaque et ne cherchant pas sous la moindre relation causale un tiers caché, je n’aurais vraisemblablement jamais questionné la validité de la relation (H) « enseignement de la grammaire » - « maitrise de la langue » si, justement, je n’étais censé en être le rouage principal. Je suis professeur, j’enseigne la grammaire française et cela n’améliore en rien la maitrise de la langue d’une portion non congrue de mes élèves. Je ne crois pas que mes collègues y arrivent mieux vu que je les entends fréquemment se plaindre du niveau de leurs élèves, ce qui me laisse supposer que le problème n’est pas intrinsèque à nos pédagogies, fort diverses au demeurant.

Constats de terrain

  1. Certains élèves de deuxième secondaire sont capables de formuler certaines règles grammaticales mais non de les appliquer.
  2. Certains élèves de deuxième secondaire sont capables de formuler certaines règles grammaticales et de les appliquer.
  3. Certains élèves de deuxième secondaire sont incapables de formuler certaines règles grammaticales qu’ils appliquent.
  4. Certains élèves de deuxième secondaire sont incapables de formuler certaines règles tout autant que de les appliquer.
    1. Certains élèves de deuxième secondaire sont incapables, après révision, d’analyser une phrase simple.
    2. Certains élèves de deuxième secondaire sont incapables, après révision, de reconnaître un temps de l’indicatif.
    3. Certains élèves du secondaire sont incapables, après révision, de réaliser des accords corrects dans un texte qu’ils ont écrit, et ce même à la relecture.
    4. Certains élèves du secondaire sont incapables de discriminer les phrases d’un corpus étant construites correctement de celles qui ne le sont pas.

Ça nous fait une belle jambe, me direz-vous, et je vous répondrai que c’est exactement la conclusion à laquelle parvient le professeur de français que je suis. Ceci dit, il n’est pas impossible de tirer quelqu’épingle de ce jeu (1 à 4). Les psychologues et les linguistes semblent s’accorder sur le fait que chacun de nous intériorise une grammaire sous forme de procédés syntaxiques qui lui permettent de former des énoncés linguistiques valides. C’est l’idée d’un habitus, d’un ensemble organisé de savoirs qui a été inculqué si profondément qu’il permet de faire des opérations complexes de manière infra-consciente, pour ainsi dire sans que l’on s’en rende compte. Il n’est pas nécessaire d’avoir à l’esprit, consciemment, que la personne à qui l’on s’adresse est un parfait inconnu ou notre plus proche amie pour spontanément, s’adresser à elle dans le registre approprié. Il n’est pas nécessaire de consulter une grammaire pour agencer une phrase, pour former une voix passive, pour utiliser des anaphores. Aussi puis-je conclure sans abuser de la crédulité du lectorat que très probablement, une intelligence qui aura été l’objet d’un travail pédagogique important d’apprentissage de règles grammaticales, de procédés syntaxiques, etc., tel que l’organise notre système scolaire aura décanté au fil des années ce savoir théorique en une série de réflexes pratiques et qu’il n’y a pas forcément besoin de savoir verbaliser la règle d’accord du participé des verbes pronominaux pour en écrire correctement.

Toutefois, le problème qui se pose à moi est d’une nature légèrement différente, il ne s’agit pas de formuler des conjectures théoriques sur des questions psycholinguistiques mais bien de comprendre pourquoi des notions, pourtant considérées comme basiques, de grammaire française demeurent aussi étrangères (5 à 8) à mes élèves. Le problème est complexe car une multiplicité de facteurs entrent en jeu dont je n’ai pas connaissance ou que je n’ai aucun moyen de mesurer[4], mais ce qui m’intéresse là-dedans est le ressort logique de ma pratique (toujours présenté comme valide et en pratique peu discuté) : dans quelle mesure l’enseignement explicite[5] de la grammaire scolaire contribue-t-il à cette maitrise effective des règles grammaticales (H : « maîtrise de la langue <= enseignement explicite de la grammaire ») ? Si cette corrélation (H) apparait être le bon sens même, elle n’en est pourtant pas si évidente et il me semble que l’on pourrait très bien articuler la corrélation autrement :

  • H1 : « maîtrise de la langue <= familiarité vis-à-vis de la langue légitime » (dans une approche sociologique) ;
  • H2 : « maîtrise de la langue <= classe sociale » (en isolant un facteur spécifique de familiarité) ;
  • H3 : « maîtrise de la langue <= compétence innée » (dans une approche psychogénétique qui me parait avoir un rendement explicatif assez pauvre) ;
  • H4 : « maîtrise de la langue <= pédagogie traditionnelle » (approche psychopédagogique, que je récuserai implicitement dans mon développement).

Approche globale : premier niveau d’implicite

Ce que le locuteur demande à une grammaire, c’est qu’elle rende compte du fonctionnement de la langue, qu’elle soit à même de l’expliquer. Ce que le linguiste demande à une grammaire, c’est qu’elle « suggère une explication au fait qu’un locuteur de la langue en question percevra, interprétera et formera ou utilisera un énoncé de certaines façons et pas d’autres »[6].

À tel niveau de généralité, on ne peut qu’acquiescer, mais acquiescera-t-on encore si je dis, tout aussi généralement mais d’un point de vue fonctionnaliste, que la grammaire est une procédure de discrimination. Elle est une frontière instaurée entre l’énoncé correct et l’énoncé incorrect[7]. Une frontière des plus floues tant la zone qu’elle recouvre est vaste et difficile à contrôler : la langue est à la grammaire normative ce qu’une région montagneuse est à une armée d’occupation. Tout l’arbitraire de cette sélection est condensé dans le paradoxe apparent de la figure de style, qui est le plus souvent la transgression, supposée volontaire, d’une règle établie. Ce qui chez Jean Racine sera lu par l’expert comme une prouesse : « Ah ! savez-vous le crime et qui vous a trahie ? » (Iphigénie), sera perçu chez un de mes élèves comme une erreur : « Quelques mois plus tard, une jeune fille du nom de Lola, qui avait 22 ans, était belle, pas très grande et cuisinière arriva. » Et pour cause, mon élève, ignorant jusqu’à son existence, ne pourra pas prétendre à l’anacoluthe. Cette discrimination entre propositions recevables ou non est bien évidemment l’apanage de ceux qui savent, de ceux qui peuvent célébrer l’ « irréfragable liberté »[8] du poète et condamner l’erreur du lycéen : en première ligne les professeurs et bien protégés dans leur bunker, ou plutôt dans leur salon tout en dorures, les grammairiens, académiciens ou tout autre détenteur du capital symbolique requis.

Ainsi, il n’est pas que le locuteur et le linguiste qui demandent à la grammaire d’accomplir certaines fonctions, il y a aussi le politique, dans son sens le plus général et impersonnel, qui demande à ce qu’elle impose des normes sociales. Ceci nous éloigne un peu de la question scolaire mais sans doute moins qu’à première vue : la grammaire n’est pas un savoir neutre[9], sans enjeu et une redéfinition de la langue acceptable bouleverserait dangereusement la société. Que feraient les académiciens si chaque francophone maîtrisait l’emploi du subjonctif plus-que-parfait, ou encore mieux, si l’emploi du subjonctif était considéré comme vulgaire, dégradant ?

Ce qui est largement occulté dans l’enseignement scolaire de la grammaire, ce qu’on se garde bien de mentionner hors de livres écrits par des érudits pour des érudits en langage érudit, c’est son histoire et son arbitraire. Enseigner l’histoire de la grammaire aux élèves, pensera-t-on, quelle gageure ou quelle perte de temps ! Il y a des savoirs plus fondamentaux, plus immédiatement pratiques, moins abstraits et puis on peine déjà bien assez à enseigner la grammaire elle-même… Évidemment, il convient de réfléchir à la manière de le faire, il n’est pas question de produire un discours stratosphérique mais plutôt d’établir certains principes généraux (j’y viendrai dans un second temps) et de restituer la genèse historique autour de certains points névralgiques. Exemple : n’est-ce pas de première importance de savoir que si le participe passé employé avec l’auxiliaire avoir ne s’accorde avec le complément direct que si celui-ci est placé devant, cela ne doit rien à quelconque logique linguistique mais bien plutôt aux conditions de travail des moines copistes, lesquels n’effectuaient l’accord, pour des questions de rendement, que si le complément avait déjà été cité ?

Tous les enfants qui peinent aujourd’hui pour apprendre l’orthographe du français peuvent maudire le lundi 8 mai 1673, jour funeste où les académiciens ont pris la décision d’adopter une orthographe unique, obligatoire pour eux-mêmes et qu’ils s’efforceraient ensuite de faire accepter par le public. Dans l’angoisse des zéros en dictée, cette orthographe, à la fois abhorrée et vénérée, continue au XXème siècle à avoir ses martyrs et ses adorateurs.

Les académiciens du XVIIème, eux, avaient un autre problème à résoudre : ils voulaient imposer une orthographe officielle, certes, mais encore fallait-il auparavant l’élaborer car, depuis des siècles, les graphies s’étaient multipliées dans le désordre. Des projets de simplification avaient bien vu le jour au XVIème, mais les imprimeurs avaient toujours réussi à les faire échouer.

Au cours des séances de l’Académie, l’orthographe de chaque mot fait l’objet d’une discussion, mais toutes les propositions de simplification sont âprement combattues parce, « généralement parlant, la Compagnie prefere (sic) l’ancienne Orthographe, qui distingue les gens de Lettres d’avec les ignorans (sic) ». Voilà pourquoi sont rétablies des formes archaïques, avec des consonnes superflues, comme dans corps, temps, teste, ptisane, poulmon, etc. Parfois cependant, quelques rares concessions sont faites à l’usage : devoir et fevrier (sic) sont adoptés en remplacement de debvoir et febvrier. Mais les décisions sont le plus souvent en faveur des graphies non simplifiées.

Henriette Walter, Le français dans tous les sens (1988)

Voici une autre manière d’historiciser le savoir grammatical en mentionnant ce qu’il doit à la constitution d’une langue officielle et au besoin de distinction des gens « de qualité ». [10] Dimension sociale, dimension historique qui donc prennent tout leur sens pour qui s’efforce de donner à comprendre le monde, et n’est-ce pas là justement le rôle avoué de l’école : former des citoyens aptes à se démener dans le jeu politique ? Je n’irai pas jusqu’à proposer de transmuer l’enseignement de la grammaire en enseignement sociologique mais je souhaite pointer du doigt quelques pistes que je pense être fécondes :

  • La grammaire construit la langue officielle

L’histoire de la constitution des grammaires, lesquelles sont toujours aussi bien explicatives que normatives[11], de la langue française ne peut pas être coupée de l’histoire de la constitution d’une langue d’état, d’une langue royale, puis républicaine, d’une langue officielle. Une langue légitime qui ravale les autres parlers au rang de langues illégitimes, de patois, de dialectes, de sabirs, d’argots. L’histoire française illustre le fait que la lutte pour l’unification politique d’un territoire n’est pas dissociable de la lutte pour son unification linguistique. Intégrer tout l’espace géographique (actuellement mais récemment francophone) dans un même univers langagier, ou plus exactement dans un univers où une seule langue est valorisée et reconnue, est un tour de force politique qui n’est pas sans effet sur la langue elle-même. Ainsi on peut comprendre le travail des grammairiens comme l’imposition, à force de codifications, d’une langue parmi d’autres, différente, distinguée des autres (et dont la maîtrise apporte la distinction sociale) : on retient une orthographe, une prononciation par mot, on disqualifie certaines tournures de phrase, jugées orales, populaires, etc.

Ainsi, bien qu’indéniablement la grammaire soit un travail de codification et de compréhension a posteriori de la langue (composante explicative), il ne faut pas négliger qu’elle fut aussi un travail a priori sur les formes acceptables de la langue (composante normative). En fait, cette distinction temporelle avant/après n’a aucun sens, ce que montre l’histoire de la constitution de la langue française en langue officielle (en tant que langue d’état, langue d’enseignement aussi bien qu’objet d’enseignement), c’est une co-construction entre la langue et l’état[12].

  • La grammaire ne recouvre pas l’amplitude de la langue

Je l’ai dit précédemment, la grammaire opère une sélection parmi les possibilités linguistiques (les possibilités expressives des locuteurs francophones) entre énoncés valides et invalidés car considérés incorrects, familiers, populaires, oraux, etc. Aussi, la langue est bien plus diverse et malléable qu’une lecture rigoriste des règles de grammaire pourrait le laisser penser et la frontière entre le correct et l’incorrect est souvent sujette à débat. La langue à l’enseignement de laquelle s’attache l’école n’est pas « le » français (et en un sens, l’intitulé du cours est déjà mensonger car faussement universaliste) mais bien « un » français : le français officiel, scolaire, légitime. C’est donc une compétence sociale que l’école a prétention à enseigner, celle qui permet de savoir quand parler comment, dimension récemment intégrée dans les programmes mais que la grammaire scolaire ne permet pas de comprendre finement : les concepts de niveau et registre de langue sont utiles à un haut niveau de généralité mais ils s’effritent dès qu’une question frontalière apparaît. En outre, leur construction est viciée car elle présente la variété linguistique selon un principe hiérarchique, du « soutenu » au « familier » en passant par le « courant », soit en opérant un jugement de valeur implicite alors qu’il importe justement de montrer que chaque registre langagier est valorisé dans des contextes spécifiques (la tradition du cinéma français construite autour d’auteurs comme Audiard l’illustre parfaitement). Il faudrait dès lors opter pour une typologie de la langue qui se baserait sur l’analyse de la situation de communication en isolant les variables oral/écrit, formel/informel comme principes structurants mais non uniques (il convient tout aussi bien de savoir dans quel lieu on parle, combien de personnes sont présentes, si chacun a la possibilité de prendre la parole, etc.).

  • La grammaire scolaire correspond à un état antérieur de la recherche linguistique

La tradition séculaire de recherche de principes explicatifs de la langue nous a légué un héritage important et hétéroclite de concepts issus de genèses historiques diverses : entre emprunts à la grammaire latine et synthèse d’approches hétérogènes. Le foutoir conceptuel qu’elle constitue est impropre à une étude qui se veut systématique. La grammaire scolaire impose à ses impétrants une maitrise en abîme puisqu’il s’agit d’abord de maitriser le corpus de règles et à un niveau supérieur de pouvoir discriminer quelle règle est valide quand (ce qui est rarement enseigné et donc laissé à leur discrétion). Cette clé – en l’absence de laquelle la confusion la plus totale règne car il devient impossible de mesurer dans quelle proportion le raisonnement tenu (et il y en a toujours un) est valable – permet d’identifier si le raisonnement pour parvenir à réaliser un accord est d’ordre sémantique (quel terme réfère à quel autre), phonologique (présence ou absence de liaison), morphologique (comment se marque le pluriel du mot à accorder), syntaxique (nature de la relation grammatical entre groupes, s’il en est une), voire une combinaison de ceux-ci[13]. Et il n’y a en ce domaine aucun raisonnement simple à tenir, tous se basant, quand il s’agit de vérifier l’orthographe des mots d’une phrase, même simple, sur les concepts fondamentaux déjà problématiques de nature et de fonction[14].

Approche locale : second niveau d’implicite

Voici comment, au niveau le plus global de la constitution de la grammaire scolaire, comme savoir à enseigner l’école, se tapit une foule d’informations implicites qui ne font l’objet d’aucun travail pédagogique. Il est très aisé de se rendre compte que la charge d’implicite n’est pas uniquement contenue à ce niveau de généralité, il suffit de prendre un système explicatif quelconque de la langue française et de le tester. Aussi, afin d’illustrer les problèmes concrets auquel se confronte l’enseignement de la grammaire française dans absolument tous les cas, j’en[15] choisis un des objets les plus fréquents, les plus évidents, les moins questionnés (par les enseignants et les élèves) emprunté à la conjugaison française : le classement qu’y opère la grammaire scolaire en temps d’un même mode.

Indicatif

Le principe du classement est critiquable en soi car les temps français ne sont jamais présents à l’état isolé ou regroupés en catégories modales dans un énoncé. Le besoin d’un classement répondant aux possibilités expressives réelles des locuteurs est impérieusement ressenti par les enseignants qui doivent consacrer la majeure partie de leur travail à déconstruire les concepts fallacieux.                                  Illustration.

Présent

Passé composé

Imparfait

Plus-que-parfait

Passé simple

Passé antérieur

Futur simple

Futur antérieur

Ce qui se présente au premier abord, implicitement (au professeur de l’expliciter) comme un classement organisé sur base de la forme verbale (critère 1) : composée d’un mot (temps simple) ou de deux (temps composé) – classement qui, soit dit en passant, n’est valable que pour des formes actives – est en fait bien plus complexe. Si certains noms réfèrent directement à ce classement : passé simple, futur simple et passé composé (dont il ne faudrait pas croire naïvement qu’il est le temps composé du passé simple !), leur dénomination semble en général plutôt renvoyer à l’époque (critère 2) de réalisation du procès verbal[16]. Ce second critère est nettement insuffisant pour rendre compte de la diversité de temps (un pour le présent, cinq pour le passé et deux pour le futur) dont il faut comprendre, la langue étant ajustée aux besoins expressifs de locuteurs (autre principe absent de l’enseignement en général), que s’ils sont si nombreux, c’est qu’ils expriment des nuances. À mieux examiner leurs noms, on se rend assez vite compte que certains temps sont définis par leur relation (critère 3) avec d’autres : ils permettent d’exprimer une antériorité, c’est-à-dire un rapport temporel entre plusieurs procès verbaux.

Les esprits prudents parvenus jusqu’ici se garderont bien de prophétiser par rapport à quel autre temps ces derniers sont censés être antérieurs, et si à la rigueur, un des moins timides d’entre eux pourrait faire valoir que le futur antérieur l’est sans doute par rapport au futur simple, le cas du passé antérieur paraît plus indécis. Mais, bien que troublés par cette imprécision, ils n’en aperçoivent pas moins qu’il reste deux temps dont le nom ne doit apparemment rien ni à la forme du verbe (critère 1), ni à l’époque de réalisation de son procès (critère 2), ni à sa relation temporelle (critère 3) avec un autre temps, quel qu’il puisse bien être. De fait, il faut faire intervenir un nouveau concept pour appréhender les deux petits derniers, qui est celui (jamais enseigné non plus) d’aspect (critère 4). L’aspect est en fait une information contenue dans la forme verbale spécifiant dans quelle mesure le procès du verbe a déjà commencé, commence, n’a pas encore commencé, est en cours, est en passe de se terminer, se termine ou est déjà terminé, s’il est susceptible d’être répété ou non, s’il s’est produit une fois ou plusieurs, etc. Ainsi par exemple, l’imparfait (im-parfait étant à comprendre comme le contraire de ce qui a été parfait (du verbe parfaire), achevé) est un temps dont l’aspect est inaccompli, c’est-à-dire que le procès du verbe est toujours en cours, a contrario du plus-que-parfait dont le procès est (plus qu’) accompli. Ces deux derniers critères (critère 4) sont indispensables aux opérations de concordance des temps que ne manquent pas de réaliser les élèves.

L’étendue du problème

Ceci pour illustrer l’ampleur des confusions générées par la simple[17] appellation des temps verbaux, dont l’apprenti locuteur pourrait au moins attendre qu’elle soit un minimum cohérente. Ce que l’on exige d’un élève, c’est qu’il sache quel temps employer dans quel contexte ; ce que le tableau précité, pourtant omniprésent, ne permet pas. Il s’agit donc en permanence de lutter contre lui, de le déconstruire, de défaire ses concepts, de donner à voir ce qu’ils recouvrent (ce que signifie le terme imparfait par exemple) et de matérialiser ce qu’ils taisent (que l’imparfait est un temps du passé). Et si, à la rigueur, il est possible de construire des tableaux différents, rendant compte des différentes informations à retenir à propos de chaque temps, il ne l’est guère de se défaire des dénominations des temps desquelles l’enseignement restera prisonnier. L’ampleur du préjudice est immense tant ces concepts de base (à l’instar de ceux de nature et de fonction, cf. note 13), fondations de toute édification conceptuelle de niveau supérieur car nécessaires à la tenue des raisonnements syntaxiques ou orthographiques, emprisonnent l’enseignant et les élèves dans des dialectiques insolvables, dans de sempiternelles jongleries entre leurs sphères de validité et de non-validité.

En première ou deuxième secondaire, il est attendu d’un élève qu’il sache écrire un conte en employant à bon escient l’imparfait, le passé simple et le plus-que-parfait de l’indicatif. Pour ce faire, le professeur devra fournir des concepts opératoires et des techniques de résolution à ses élèves mais ici, comme souvent, l’état des grammaires scolaires (qui sont doublement réalisées dans les référentiels et dans le savoir des élèves) fait obstacle à son travail, autant qu’à celui des élèves. Le choix qui se pose à lui est à la fois simple et cornélien. Première option : reformuler une théorie de l’emploi de temps en conceptualisation les notions de rapport temporel (antériorité, simultanéité, postériorité) et d’aspect, pour lesquels il aura besoin en terme de la régression d’en fonder d’autres, comme celui de procès verbal, tous fortement exotiques pour des élèves habitués aux découpes et aux approximations traditionnelles (« le verbe décrit une action », etc.). Seconde option : enseigner des méthodes empiriquement fondées mais théoriquement boiteuses, du style « l’imparfait sert à la description, le passé simple aux enchaînements d’actions », « l’imparfait pour les actions qui durent, et le passé simple pour celles qui se produisent soudainement » qui ne tiendront que face aux cas généraux et condamnent à laisser les élèves démunis face à l’arbitraire du savoir professoral : « Non, mais dans ce cas-ci, la règle ne fonctionne pas… », aussi embarrassant pour les uns que pour les autres.

Faut-il dès lors privilégier le bricolage conceptuel à la cohérence, sachant que l’effort qu’elle demande est colossal (un véritable exercice d’exorcisme) et son efficacité parfaitement hypothétique (que diront les professeurs suivants ?), et bien se contenter d’empiler demi-vérités (demi-mensonges) et noyades de poisson, laissant aux élèves l’alternative de l’abdication critique ou de l’incompréhension ?

Ainsi, arrivé au terme de mon développement, je reviens sur ma question première (H?) et pose ma thèse : l’enseignement de la grammaire scolaire ne permet pas d’améliorer la maitrise de la langue, elle en constitue même pour certains un des principaux obstacles. L’enseignement de ce savoir pseudo-scientifique masque l’absence d’un enseignement public de la langue officielle qui soit efficace pour tous. Car il n’y a pas de doute concernant l’existence d’un enseignement efficace, privé cette fois, puisque certains élèves parviennent effectivement à maitriser les emplois valorisés de la langue. La réponse à cette problématique, il conviendra de le chercher, non pas à l’école, mais dans les caractéristiques extra-scolaires de ces élèves (H1). En ce qui concerne l’école, la situation reste limpide, les élèves les plus démunis en termes de ressources culturelles exigées mais non enseignées par l’école continueront de se fracasser la pipe sur cette route décidément bien huilée de l’ascension sociale.

 

[1] Soit la grammaire telle qu’elle est enseignée à l’école et qui est définie dans les recommandations du ministère ou d’autres autorités, présentée dans les référentiels scolaires, enseignée par les professeurs tels qu’elle leur fut enseignée, etc. Appeler un tel faisceau de pratiques et de théories, qui ne se recoupe que partiellement, du nom de grammaire scolaire est un morceau conceptuel difficile à avaler. Et pourtant, bien que le corpus du savoir grammatical ait considérablement évolués lors des dernières décennies (inclusion de la grammaire de texte, d’approches sociologiques, etc.) sous l’impulsion de nombreuses critiques et des évolutions de la recherche scientifique, il y a une certaine constance dans ce qui se passe en classe, certaines constructions théories qui ont la vie dure et je choisis de les nommer grammaire scolaire.

[2] Les règles sont multiples et d’ailleurs, bonne part d’entre elles ne figurent dans aucune grammaire. Du moins celles en ma possession ne comportent pas de chapitre « bienséance ».

[3] Surtout que l’on sait que l’école génère des effets systémiques de transmutation que d’aucuns s’efforcent de masquer, par exemple permettant de réaliser la transformation en titres scolaires de certaines espèces de capital culturel sous les apparences de la méritocratie.

[4] Par exemple, je ne dispose de presque aucune information sur la scolarité antérieure de mes élèves, hors de ce qu’eux-mêmes peuvent m’en dire, qui est souvent des plus flous et fragmentaires ; ni sur leurs conditions matérielles d’existence ; j’ignore presque tout de leurs procédures cognitives, et de toute façon personne ne sait réellement comment un enfant apprend une langue.

[5] Il conviendrait évidemment de définir « enseignement explicite de la grammaire » que je prends ici au sens d’apprentissage de systèmes règles formelles et de leur application. Il deviendra plus clair, au terme de mon développement, que j’envisage un niveau d’explicitation plus profond (qui soumettrait la pertinence des concepts employés à la critique des élèves, ou qui donnerait à voir les processus historiques de constitution des grammaires explicatives par exemple) comme une piste d’amélioration.

[6] Noam Chomsky, Le langage et la pensée (1969)

[7] Elle est donc une frontière technique puisqu’elle définit comme incorrects des énoncés présentant des vices de construction, mais aussi une frontière sociale quand elle définit comme incorrects des énoncés vulgaires (je choisis le mot à dessein pour mettre en évidence la nature de cette distinction sociale).

[8] Citer Breton, ça le fait toujours.

[9] Il existe des grammaires explicatives très différentes et qui tentent de rendre compte de façon plus cohérente de la langue que la grammaire scolaire, cependant, elles ne sont pas enseignées. La grammaire scolaire détient de facto le monopole – monopole difficile à bousculer autrement que par décret – et il faut accéder à l’université pour voir l’enseignement d’autres théories.

[10] Deux besoins toujours d’actualité qui empêchent toute action politique du type réforme de l’orthographe qui contribue aujourd’hui comme au XVIIème à exclure une part importante de la population francophone de la maitrise de la langue légitime, avec les conséquences que l’on sait.

[11] Même quand tel n’est pas leur but, ne fut-ce que parce qu’elles découpent la réalité linguistique manière particulière, donnant ainsi à voir la langue d’une manière particulière.

[12] Cf. les travaux de Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique (2001) : le chapitre intitulé « la production et la reproduction de la langue légitime » ; ou Sur l’État (2012) : les cours des 7 et 14 mars 1991

[13] Cf. l’article de Danièle Cogis et Catherine Brissaud, L’orthographe : une clé pour l’observation réfléchie de la langue ? où elles analysent les raisonnements produits par les élèves à propos d’un cas d’accord.

[14] Comment expliquer que « fort » peut-être adverbe, adjectif ou nom sachant que la nature (classe grammaticale) est censée être unique et exclusive et donc que l’on ne peut la déterminer qu’en relation, dans une phrase, ce qui est censé être la définition d’une fonction ? Comment accepter au nom de ce même principe que la définition de la nature déterminant soit « il précède le nom » ou « il marque le genre et le nombre du nom » ? Dans un autre registre, comment défendre l’idée qu’un déterminant possessif soit essentiellement différent d’un pronom possessif, puisque le premier réfère à un groupe précédemment mentionné ? Etc.

[15] Le pronom « en » remplace ici « la grammaire française » qui n’a pourtant été mentionné précédemment que comme complément du nom enseignement, s’agit-il d’une maladresse ou d’une acrobatie ?

[16] Terme grammatical non enseigné aux élèves et qui conceptualise plus rigoureusement ce que l’on dénomme en général l’ « action du verbe »

[17] En réalité, dénommer un concept est souvent une gageure et l’objet d’incessantes discussions entre spécialistes. En ce cas-ci toutefois, il sera difficile de faire pis.

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