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De skuola (IV) Neutraliser par la neutralité

7 Mars 2015 , Rédigé par T.B. Publié dans #De rebus publicis

 

Neutraliser par la neutralité

 

Pierre Bourdieu avance que l’enjeu de toute lutte politique est de pouvoir imposer des principes de vision et de division du monde social [1] (combat très visible à l’heure actuelle avec l’irruption de la novlangue néo-libérale, langue de bois s’il en est). En ce sens, une école dont l’éducation politique est totalement absente – il serait difficile d’arguer que le cours de morale, que tous élèves ne suivent pas, ou le cours d’histoire puissent en tenir lieu – participe de l’inculcation d’une absence de vision politique, c’est-à-dire qu’elle forme des « citoyens responsables »[2] dénués de toute connaissance du vocabulaire politique, de ses jeux et de ses enjeux. Citoyens qui seront des proies toutes désignées pour tous les discours populistes qui sont déroulés en quasi permanence des plateaux de télévision à la presse en passant par les affiches publicitaires, proies toutes désignées et sans aucun moyen de défense intellectuel, du moins pour ceux dont la famille ne s’en sera pas chargé. Peut-on laisser une dimension si cruciale aux seules mains de la famille quand on sait la galopante dépolitisation qui sévit parmi elles ? N’est-ce pas laisser le champ libre à TF1 (je devrais dire Bouygues) et consorts de fabriquer les visions du monde qui leur conviennent ? Est-il vraiment concevable que l’école puisse prétendre former les « citoyens responsables » d’une démocratie capitaliste quand elle ne leur apprend même pas ce qu’est une démocratie (l’existante et l’utopique) et ce qu’est le capitalisme ? Et quand le jour des élections, ou tout autre jour car la vie citoyenne n’est pas un éphémère qui ressuscite une fois tous les quatre ans, ils seront aux prises avec des discours qui leur parleront de croissance et de pouvoir d’achat, qui leur diront que le salaire se nomme en fait « coût du travail », que la sécurité sociale est en réalité une surcharge pondérale de l’état-providence, qu’il est impensable de taxer le capital, que tous les chômeurs sont des assistés ou que les immigrés leur prennent leur travail, seront-ils capables de former un jugement autonome et conscient ?

Ni ces questions ni leurs réponses ne semblent déranger personne. Au contraire, nous sommes rentrés dans l’âge de la neutralité. Quand le Décret définissant la neutralité de l'enseignement de la Communauté signale que « l’école de la Communauté ne s’interdit l’étude d’aucun champ du savoir »[3], je ne peux que rire devant la boutade. Quel esprit, vraiment ! Et les sciences humaines, où sont-elles ? Dois-je vraiment m’attarder sur la place dérisoire laissée au cours d’histoire (2h), et aux lignes directrices qu’il propose voire aux termes qu’il emploie (Savez-vous que la colonisation et le massacre des Indiens d’Amérique est en fait une Grande Découverte ? Que nazisme et communisme sont deux totalitarismes ? Et où donc est passé McCarthy ?) ou bien vaut-il mieux que je m’insurge de l’absence de tout cours étudiant l’homme « au-dessus du cou » ? Quid de l’étude des comportements humains, des sociétés humaines, des idées et des idéologies véhiculées par elles, des principes du droit, de l’économie ? Où est l’humain ? Quelle place lui réserve-t-on dans la grille horaire de nos établissements secondaires ? Aucune, il est indésirable.

Mais ceci est périphérique, car nous rentrons maintenant dans le vif du sujet : cette fameuse neutralité dont j’ai annoncé précédemment le glorieux avènement, la voici, sous forme de deux extraits[4] :

Dans les établissements d'enseignement organisés par la Communauté, les faits sont exposés et commentés, que ce soit oralement ou par écrit, avec la plus grande objectivité possible, la vérité est recherchée avec une constante honnêteté intellectuelle, la diversité des idées est acceptée, l'esprit de tolérance est développé et chacun est préparé à son rôle de citoyen responsable dans une société pluraliste.

Devant les élèves, il [le personnel de l'enseignement] s'abstient de toute attitude et de tout propos partisans dans les problèmes idéologiques, moraux ou sociaux, qui sont d'actualité et divisent l'opinion publique; de même, il refuse de témoigner en faveur d'un système philosophique ou politique, quel qu'il soit et, en dehors des cours visés à l'article 5 [les cours philosophiques], il s'abstient de même de témoigner en faveur d'un système religieux. De la même manière, il veille à ce que sous son autorité ne se développe ni le prosélytisme religieux ou philosophique, ni le militantisme politique organisés par ou pour les élèves.

Accordons quelques instants notre attention à ces deux extraits car j’aimerais y montrer comment se conçoit la neutralité dans les hautes sphères de mon petit pays. Le premier extrait la définit comme une tentative d’ « honnêteté intellectuelle » à laquelle sont associées l’objectivité, la diversité et le pluralisme. Personnellement, ceci me convient parfaitement tant il me semble évident que le rôle du professeur ne peut s’accommoder de l’arbitraire scientifique comme de quelconque dogme. Son discours doit être réfléchi et réflexif, une sorte de vulgarisation intellectuellement exigeante à la fois pour le professeur et pour les élèves (car trop souvent simplifier revient à fausser). Seulement les signataires du décret ne se cantonnent pas à cette exigence intellectuelle et la mélangent à une autre par un tour de passe-passe condamnable. Car dans le deuxième extrait que j’ai reproduit, il n’est plus question d’honnêteté comme moyen de combattre le prosélytisme et les partis-pris, il n’est plus question d’agir mais de ne pas agir, de se retirer, de ne rien faire ou dire qui puisse être soupçonné d’une posture politique ou d’une foi. Ainsi le meilleur moyen de combattre le prosélytisme semble être le silence : plutôt que de munir les élèves de techniques d’autodéfense intellectuelle, on préfère les mettre au couvent, à l’abstinence. Franchement, j’ai les plus gros doute sur l’efficacité de la stratégie. Car alors l’école forme non pas des « citoyens responsables » mais des « individus, à l’état isolé, silencieux, sans parole, n’ayant ni la capacité ni le pouvoir de se faire écouter, de se faire entendre, placés devant l’alternative de se taire ou d’être parlés. »[5]

On nous affirme encore que « les faits sont exposés et commentés, que ce soit oralement ou par écrit, avec la plus grande objectivité possible » et que « la vérité est recherchée avec une constante honnêteté intellectuelle », seulement encore faudrait-il savoir de quels faits on parle et quelles vérités on recherche : la collusion entre les élites médiatiques, économiques et politiques serait-elle reconnue comme un fait par les inspecteurs du ministère ? L’enseignant, est-il ajouté, « s'abstient de toute attitude et de tout propos partisans dans les problèmes idéologiques, moraux ou sociaux, qui sont d'actualité et divisent l'opinion publique ». Je comprends bien, mais comment puis-je traiter de questions polémiques sans produire de propos partisans ? Dans le cas où l’opinion politique est divisée, quels propos pourront encore être considérés comme non-partisans ? Aucun. Du coup, je me condamne au silence ou à l’exhaustivité et je donne à entendre à mes élèves absolument tous les discours figurant sur le spectre de la diversité politique, d’un extrême à l’autre, afin qu’on ne puisse m’accuser d’un négliger aucun. Et bien entendu, je m’interdis de formuler tout propos partisan à propos d’un discours de Marine Le Pen ou de Filip Dewinter. Il m’est interdit de rapprocher les politiques d’austérité de leur berceau chilien sauce Pinochet, d’analyser les émeutes dans les banlieues françaises grâce à des grilles d’analyse marxiste, etc. Est-ce donc une formidable abstinence que cette neutralité que le pouvoir entend faire endosser à ses enseignants ?

Si l’on s’interdit d’aborder tout ce qui fait problème, il ne reste à l’école que des produits consensuels à traiter : la vérité de la géométrie euclidienne et le conflit entre Octave et Marc-Antoine. Celle-ci préfère apparemment adopter la stratégie de Lépide, elle se retire des champs de bataille et fuit le bruit et la fureur des combats. Elle ne traite que des questions désinvesties, et par la neutralité même de ses professeurs, s’interdit d’analyser les problèmes sociétaux, géopolitiques, économiques, culturels, etc. Et quand bien même certains professeurs désireraient s’investir dans ces zones brûlantes, ils s’étonnent de ce que leurs élèves ne sachent rien du monde et qu’ils n’arrivent à rien leur expliquer. Et pour cause : ceux-ci n‘ont aucune base où poser les problématiques actuelles. Ils ne savent à la limite même pas ce que signifie politique. La société est pour eux un mystère, l’économie une chimère, l’histoire une suite de guerres. Le corps enseignant se plaint constamment de ce que les élèves ne font que répéter ce qu’ils ont entendu à gauche, à droite ou dans les médias et de leur absence d’esprit critique ; qu’ils considèrent que si l’école ne s’était pas autant désinvestie de toutes les questions contemporaines, il en serait peut-être autrement !

Parallèlement, j’estime qu’il y a des carences importantes dans la composition des savoirs de base. Les grilles de programmes sont hétéroclites, j’en suis ravi. Elles conservent des sujets d’études pratiquement inutiles, je suis comblé. J’ai toujours adoré la mythologie antique bien qu’économiquement et socialement ce soit rarement valorisable. Je ne demande pas le pragmatisme, qui est aujourd’hui trop souvent traduit par la capitulation face aux dogmes néolibéraux, mais un recentrement, une redéfinition des savoirs primordiaux : lire, écouter, parler, écrire, compter, mais aussi savoir utiliser la technologie, prendre possession de son corps, interagir avec les autres, apprendre le fonctionnement du poumon et du cœur, gérer ses émotions, résoudre des équations, et surtout, surtout comprendre le monde dans lequel on vit. Et maintenant, je m’attaque aux savoirs inutiles, j’entends : vraiment inutiles, dépourvus d’application pratique et voués uniquement à procurer des profits symboliques. Celui qui marche avec élégance ne marche pas forcément plus rapidement mais il récolte les louanges.

Ainsi la neutralité agit bel et bien, elle agit en retrait, en creux, en amont, elle agit par absence, c’est-à-dire qu’elle laisse faire : elle rend les enseignants responsables de non-assistance à construction intellectuelle en danger. Les programmes de certains cours sont pavés de bonnes intentions (je pense surtout à celui du cours d’histoire) mais jamais ils ne reçoivent les moyens de leur ambition : quand on doit parcourir quatre continents (au diable l’Océanie !) et deux millénaires à raison de deux heures par semaine pendant deux ans, il faut forcément poser un choix entre qualité de l’investigation et quantité des problématiques traitées.

 

[1] « L’action proprement politique est possible parce que les agents, qui font partie du monde social, ont une connaissance (plus ou moins adéquate) de ce monde et que l’on peut agir sur le monde social en agissant sur leur connaissance de ce monde. Cette action vise à produire et à imposer des représentations (mentales, verbales, graphiques, ou théâtrales) du monde social qui soient capables d’agir sur ce monde en agissant sur la représentation que s’en font les agents. » Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, 2001.

[2] MINISTÈRE DE LA COMMUNAUTÉ FRANÇAISE. Décret définissant les missions prioritaires de l'enseignement fondamental et de l'enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre, 1997.

[3] MINISTÈRE DE LA COMMUNAUTÉ FRANÇAISE. Décret définissant la neutralité de l'enseignement de la Communauté, 1994.

[4] Extraits du décret « neutralité », op. cit.

[5] Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, 2001.

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